Par Marco Teruggi le 20 décembre 2017.
Les billets de bus sont revendus au marché noir; on revend les places directement dans les bus, et on vous revend des billets plus chers que leur valeur pour que vous puissiez acheter le billet de bus qu’on ne peut plus payer avec la carte électronique; ailleurs on revend des emplacements dans les queues, de l’essence, des cartes à puce à un particulier ou un intermédiaire pour recharger de l’essence quasi gratuite au Venezuela et la revende ensuite bien chère en Colombie. Faire le trajet de Caracas à la frontière colombienne c’est procéder à une radiographie approfondie de la situation économique du pays. C’est dépeindre un tableau qui, en cette fin de 2017, nous parle d’une dynamique croissante de guerre, et qui dit la recomposition en cours dans les sphères économiques, sociales et éthiques.
Pour résumer ce qui est en train de se produire: là où apparaît un besoin, il y a l’opportunité de faire une affaire… Et le Venezuela croule sous les besoins, provoqués par les attaques internationales qui cherchent à asphyxier le pays, par le grand patronat, la corruption ou le piratage des canaux de distribution. Nous sommes dans une société exposée à une faiblesse de l’offre face à un excès de demande. Ceux qui possèdent des biens profitent de la situation pour réaliser des profits colossaux et spéculer aux dépens de la majorité de la population. Ce n’est pas qu’il y ait pénurie de produits, mais les circuits d’approvisionnement ne sont pas ceux qu’ils devraient être.
Bien sûr, chaque secteur a de quoi justifier cet état de fait. Pour ce qui est du secteur des transports de passagers, par exemple, le coût des pièces de rechange et les difficultés d’approvisionnement en essence entraîneraient une diminution du nombre de véhicules en service. Entre nous, la chose est plus complexe car nous sommes là clairement dans un cas de maximisation du chiffre d’affaires. Il n’y a plus de billets en vente aux guichets, mais à quelques mètres à peine on les revend au marché noir. Les entreprises n’acceptent plus d’être payées avec la carte électronique, ainsi elles peuvent revendre à la frontière le liquide acquis, avec des marges importantes. On justifie un surcoût en disant que c’est le dernier bus en partance, sauf que des derniers bus en partance, il y en a toutes les heures ! Les transporteurs jouent gagnant à tous les coups ! Rien de tel que la victimisation classique pour justifier ce qui n’est qu’un vulgaire vol…
Et les passagers sont disposés à payer 150 à 200 mille bolivars en espèces ! La majorité d’entre eux vont à la frontière pour revendre certains produits acquis en territoire vénézuélien, puis en acheter d’autres qu’ils écouleront au Venezuela; ou bien ils s’exilent pour chercher du travail. L’image qui nous est renvoyée de ces mouvements est celle d’une portion de la société vénézuélienne qui a trouvé dans le système de marché noir un moyen de s’en sortir parce qu’ ils ne peuvent plus vivre avec le salaire minimum, d’une fraction de la population qui a intégré de fait les circuits de contrebande organisés par les mafias en connivence avec le gouvernement colombien et les réseaux de corruption. Ce n’est évidemment pas le problème central mais bien la conséquence d’une économie en récession – récession due en partie à ces structures de contrebande et qui contraint les gens à chercher comment générer des ressources-.
Combien sont-ils ceux qui font quotidiennement le chemin vers la frontière ? Difficile de donner des chiffres. On peut parler de beaucoup de personnes, c’est l’impression que cela donne quand on voit le mouvement vers la frontière et son passage. C’est impressionnant. Quant au nombre de vénézuéliens qui ont émigré cette seule année par diverses voies, des sources donnent le nombre de 2,5 millions de personnes.
Au fur et à mesure que l’on se rapproche de la Colombie, d’autres signaux nous interpellent. La quantité de nouveaux billets vénézuéliens se raréfie; les billets de 100 mille bolivars sont revendus de l’autre côté de la frontière avec 100% de bénéfice : on paie en espèces et on reçoit un transfert sur son compte en banque. L’échange Bolivar-Peso colombien est au plus bas : pour 1 million de bolivars on reçoit 60 mille pesos colombiens en espèces. Côté vénézuélien, il ne reste plus que les vieux billets, que les maisons de change refusent d’échanger et dont le volume augmente au fur et à mesure que leur pouvoir d’achat diminue. C’est ainsi qu’au marché municipal de La Pedrera, état de Táchira, les paiements se font en grande partie avec des billets de 50 et 100 bolivars, c’est-à-dire des sacs de billets ! Les épiciers de quartier ne les comptent plus, ils les pèsent ! 50 mille bolivars en billets de 50 bolivars cela représente une quantité de x grammes, la moitié en billets de 100. Le commerçant a sa balance en permanence, les prix augmentent quotidiennement ou presque.
Beaucoup de ces problématiques ne sont pas nouvelles. Ce qui est nouveau c’est le degré d’importance, la quantité de personnes impliquées, et de voir comment peu à peu la logique de marché noir gagne de plus en plus de domaines de la vie économique. Cela va de pair avec les difficultés croissantes de la situation économique. Quelles alternatives s’offrent à une famille vénézuélienne en 2017 ? Gagner plusieurs salaires minimums n’en est sûrement pas une. Pas question de justifier ce qui se passe, mais on est en droit de penser que face à tout problème il est logique de chercher des solutions, aussi efficaces, illégales ou massives soient-elles. On connaît les conditions de voyage vers la frontière : les coûts comprennent le prix du voyage, en espèces évidemment, le logement, le capital à prévoir pour acheter des marchandises et les faire passer, sans compter les risques inhérents. Et quiconque voyage sans objectif économique sait aussi à quoi s’attendre ; le transport par bus est la seule et unique option, il est quasiment impossible d’obtenir des billets d’avion.
Parler de revente c’est parler de corruption ; de cette micro-corruption qui gangrène tout le tissu social, au point de se normaliser, de devenir une pratique courante, qu’on est réduit par impuissance à tolérer. Cette micro-corruption se connecte avec la grande corruption, celle des hautes sphères, contre laquelle le Procureur général a lancé une offensive depuis le mois d’août dernier. La situation d’ensemble de l’économie ne se résume pas à cet aller-retour quotidien vers la frontière, qui ne concerne qu’une partie de la population, mais résulte bien de cette politique agressive contre le pays, conduite avec la complicité active des mafias qui ont un temps été capables d’affaiblir la nation et de freiner son redressement. On sait pertinemment qu’elles sont actives dans l’industrie pétrolière, et dans les diverses branches du secteur des importations; sinon où ailleurs le pourraient-elles ?
Quand je dis que la micro-corruption s’est connectée à la grande corruption, je fais allusion à cette impunité qui a longtemps prévalu dans les hautes sphères et qui a irrigué les niveaux inférieurs de la vie sociale. En partant de cette hypothèse, on imagine très bien quel message a bien pu être distillé durant toutes ces années d’impunité ostentatoire. La culture de la corruption, au Venezuela ne s’est pas développée de façon souterraine, bien au contraire. Les mauvais exemples ont proliféré, la perte de crédibilité en a été multipliée. La politique répressive à l’encontre du petit revendeur à la sauvette ne résout pas le problème, elle ne fait que créer une réponse médiatique immédiate à une aspiration urgente de la société à plus d’autorité. Et la situation ne va pas se résoudre ni s’inverser en arrêtant seulement les personnes qui cachent de la viande sous leurs habits pour la revendre en Colombie, alors qu’on laisse passer ceux qui font traverser des troupeaux ou ouvrent des voies clandestines. Bien au contraire : la répression devrait frapper plus en amont pour bien montrer où est la principale cause du problème.
Voilà donc ce qui ressort des enquêtes actuelles sur la corruption menées par le nouveau procureur général. Pour qu’il existe un délit tel que le détournement de fonds il doit y avoir une complicité directe ou indirecte dans les hautes sphères du pouvoir. Frapper précisément là est un message clair et nécessaire qui peut avoir un effet intimidant. Cela montrerait que la révolution elle-même a la volonté politique de combattre un problème national, de souveraineté, d’intégrité, d’éthique enfin. Elle indiquerait au pays par une action exemplaire qu’elle peut parler avec la voix de l’autorité, cette autorité qui est réclamée par les gens dans tous les recoins du pays, les terminaux de passagers, les stations essence, les frontières. Juger des dirigeants chavistes comme Eulogio del Pino permet et exige que l’on aille plus loin et plus à fond. Certes, quelques entrepreneurs ont été arrêtés ; mais combien d’autres encore doivent l’être ? Là aussi c’est en haut qu’il faut frapper, au sein même de la grande bourgeoisie.
Ce phénomène chaque jour plus parasitant du marché noir, de la spéculation, des allers-retours à la frontière n’impacte pas uniquement la sphère économique. Il a des implications dans le domaine social, il induit la rupture des liens, l’affaiblissement de la force politique, le désintérêt pour le politique et pour la recherche de solutions comme unique finalité. Les possibles recompositions qui s’opèrent dans l’ombre sont difficiles à évaluer et à discerner dans l’immédiat ; elles sont potentiellement dangereuses et représentent l’antithèse de la culture chaviste qui place par-dessus tout le souci d’une réponse collective, solidaire et partagée aux problèmes. Il est difficile de penser qu’une société exposée durant de longues années à une telle situation puisse continuer sur sa dynamique, ses valeurs, sa conception de l’altérité.
Cette fin d’année est marquée par un déphasage entre le moment politico-électoral et le moment économique. Le chavisme a réussi à récupérer l’initiative dans le premier de ces moments, à le stabiliser et le maîtriser. C’est le contraire qui se produit dans le second. Combien de temps encore le fossé entre les deux va-t-il se creuser sans dommage majeur? Je n’ai pas la réponse, seulement une interrogation qui se fait chaque jour plus aigüe quand on sillonne de long en large un pays qui réclame des mesures immédiates, qui exige plus d’autorité et de justice. Ce n’est pas seulement l’affaire du gouvernement : le peuple aussi dans ses diverses composantes et organisations a toute sa place dans la construction d’une réponse efficace ; mais au vu de la dimension du phénomène décrit il apparaît clairement qu’on ne pourra pas avancer sans une direction ferme et inflexible de la part du gouvernement.
Source: https://venezuelainfos.wordpress.com/2017/12/28/caracas-cucuta-sur-la-route-du-marche-noir/
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